Pourquoi s'accorde-t-on généralement à trouver beau un tableau de Chardin alors que la même scène, dans la vie réelle, passerait inaperçue au plus grand nombre?
C'est parce que, je crois, les objets représentés ont été extraits de notre quotidien et se représentent dans leur "pure" identité, exempte d'utilité.
Prenons l'exemple d'une bassine de cuivre de Chardin: c'est un objet qui a une utilité, une fonction déterminée et c'est en vue d'un usage particulier qu'elle a été conçue et fabriquée. En tant qu'ustensile de cuisine elle est intrinsèquement liée à l'intérêt qu'elle représente de nous faciliter les choses. On ne la voit pas pour ce qu'elle est mais pour ce à quoi elle nous sert.
En la prenant pour sujet d'un tableau, Chardin lui ôte toute utilité, la retire du quotidien de notre environnement et lui restitue ou plutôt lui donne un statut inédit jusqu'à présent: celui d'un objet beau en lui-même parce qu'il est donné à voir pour ce qu'il est, détaché de la fonction pour laquelle il a été pensé et par laquelle il nous apparaît toujours dans notre expérience quotidienne.
Par la médiation du tableau, la représentation est devenue elle-même objet de représentation à un second niveau. Il ne s'agit plus de contempler un reflet du réel mais un objet du réel pour lui-même. Objet réel en ce sens que l’on peut bel et bien emporter "matériellement" ce tableau et l'image dont il est le support.
Un tableau figuratif, n'est plus seulement une représentation du réel mais le réel représenté au-delà de la perception naïve et spontanée que nous nous en faisons. C'est une image extraite de notre expérience immédiate qui se présente dès lors dégagée des attributs contingents que nous lui attribuons "naturellement".
Ainsi de ce tableau de Georges de la Tour, Madeleine à la veilleuse
Il ne s'agit plus de représentation d'une scène fugitive mais ces objets sont extraits du temps et éternisés par le biais de la peinture. Ainsi la femme porte-t-elle un crâne sur ses genoux pour nous bien faire percevoir l'apposition si ténue entre l'éternité et le moment présent qui n'est jamais qu'un fugitif passage.
Tous ces objets peints, ces scènes d'intérieur, ces natures mortes, enfin tout ce qui est sujet de représentation picturale figurative (c'est essentiel) ne nous touchent pas lorsqu'ils sont à nos côté parce qu'ils nous accompagnent au fil du temps.
En les abstrayant de la dynamique temporelle, le peintre les fait accéder à l'éternel, nous permettant ainsi d'accéder nous-mêmes à la pure contemplation désintéressée.
Un bon exemple, à mon sens, est cet autre tableau de Chardin La Raie.
A coup sûr, si nous étions témoin de cette scène nous n'y prêterions pas la moindre attention (ou si peu) dans la mesure où elle n'aurait duré que quelques secondes, précédées et suivies de mille autres scènes aussi propices à retenir notre attention. Comme nous vivons dans un flux mouvant permanent, la flèche du temps étant unilatérale, nous sommes tout simplement incapables, de par notre condition d'êtres temporels, de nous arrêter pour contempler une scène vivante et mouvante.
Seul acteur vivant de cette scène, le chat n'est pas resté 1 seconde figé dans cette attitude. Mais grâce au talent du peintre il sera pour toujours représenté ainsi: hors du temps
Il me paraît donc que ce qui fait qu'on s'accorde généralement à "trouver" beau un tableau alors que la même scène, dans la vie réelle, passerait inaperçue au plus grand nombre suppose deux conditions nécessaires:
1°) L'objet ou la scène représentés sont détachés de l'intérêt qu'ils ont pour nous à titre personnel.
2°) Objet et scène sont détachés du flux temporel et nous sont présentés dans leur éternité à nous qui continuons notre parcours floating down the stream of time.
Pourquoi donc parle-t-on de nature morte? C'est que le cours du temps ne les affecte plus, ils ont quitté notre vie en nous présentant notre avenir. Nous sommes encore là, contemplant notre future condition. Là réside peut-être cet étrange et parfois inconfortable sentiment qui nous saisit lorsque nous sommes face à ce miroir de nous-mêmes. Vivants d'un côté, morts dans le reflet du miroir.
Le garçon à la toupie me semble à cet égard le mieux exprimer ce sentiment. Le seul mouvement que l'on puisse reconstituer est celui de la toupie qui, bien sûr, est figée dans sa rotation et sa vitesse mais qui au moment où Chardin l'a saisie était le seul élément du tableau ayant quelque apparence de vie.
Le garçon est tranquille, comme s'il s'était déjà libéré de tout mouvement, se préfigurant lui-même à lui-même sa propre éternité. Il est presque une nature morte comme le sont les objets du tableau: livres, plume, encrier, table.
Le garçon à la toupie me semble à cet égard le mieux exprimer ce sentiment. Le seul mouvement que l'on puisse reconstituer est celui de la toupie qui, bien sûr, est figée dans sa rotation et sa vitesse mais qui au moment où Chardin l'a saisie était le seul élément du tableau ayant quelque apparence de vie.
Le garçon est tranquille, comme s'il s'était déjà libéré de tout mouvement, se préfigurant lui-même à lui-même sa propre éternité. Il est presque une nature morte comme le sont les objets du tableau: livres, plume, encrier, table.
Voilà une possible interprétation je crois du mystère de la peinture: Sa contemplation nous extrait du flux temporel et nous offre la possibilité de sortir de notre durée interne mouvante pour accéder à la vision de l'éternité immobile.
Les images restent, nous passons.
8 commentaires:
Flocon, ça ressemble à cet billet que t'avais écrit il y a qqs mois.
Cet fois, ce que tu décris me fait penser à ce poème. Surtout la derniere phrase:
(Il parle de l'art sur une urne grecque.)
O Attic shape! Fair attitude! with brede
Of marble men and maidens overwrought,
With forest branches and the trodden weed;
Thou, silent form, dost tease us out of thought
As doth eternity: Cold Pastoral!
When old age shall this generation waste,
Thou shalt remain, in midst of other woe
Than ours, a friend to man, to whom thou say'st,
"Beauty is truth, truth beauty," - that is all
Ye know on earth, and all ye need to know.
Anijo,
Le billet auquel tu renvoies commençait par une citation de Pascal qui m'a donné l'idée d'écrire quelque chose sur le réel et sa représentation (Inaccessible réel) à propos d'un tableau de G. de La tour.
Cette fois-ci j'ai essayé de comprendre de quelle façon les natures mortes (still lives) nous affectaient.
J'ai cru comprendre que c'est essentiellement notre rapport au temps qui nous faisait appréhender ces tableaux (Chardin) qui, en tant que représentations, nous rendent sensibles ce que nous ne pouvons pas ressentir dans notre vie quotidienne.
La ressemblance dont tu parles concerne uniquement le tableau de La Tour dont j'avais isolé un détail dans le premier billet.
Ce ne sont pas les mêmes thèmes qui sont abordés dans les 2 billets.
Merci pour le lien vers le poème de Keats.
"Thou, silent form, dost tease us out of thought
As doth eternity"
C'est exactement ce que je voulais exprimer. Ce que tu as bien perçu puisque ce poème t'est venu à l'esprit.
Tu as bien intuitionné mon sentiment.
Flocon, I prefer the English expression, "still life" which I think describes, "Pourquoi donc parle-t-on de nature morte? C'est que le cours du temps ne les affecte plus, ils ont quitté notre vie en nous présentant notre avenir. Nous sommes encore là, contemplant notre future condition.
I would be inclined to include Edward Hopper.
I would also include Andrew Wyeth.
Interesting how the English expression is life that is still, and the French expression is nature that is dead..
Flocon, I remember you asking me about if I've painted anything recently and I was going to respond, and now I don't remember where the question was. Anyway, I have been busy with some commissioned paintings. I am not that happy with the subject, but it pays the bills.
I do have a few others that I've completed for myself, but they are somewhat personal (blue corn maiden kind of thing) that some people might find a bit, I don't know..
Oui, tout à fait d'accord pour nature morte qui non seulement ne rend pas compte de l'intention qui préside à ce genre de peinture mais est également assez déplaisant à entendre autant que contradictoire: La nature ne saurait être morte, même dans le désert ou au milieu de l'océan.
Je suis allé vérifier, c'est bien Diderot qui a introduit le terme en français. Il était mal inspiré ce jour-là.
Les Allemands disent Stilleben comme en anglais mais en anglais c'est encore plus subtil puisqu'il y a, je crois, une espèce de subtilité ignorée en allemand.
Still life c'est d'une part nature tranquille mais aussi nature malgré tout, if still is unserstood as yet
Bien vu pour Edward Hopper dont les tableaux présentent cette étrange inquièteté de la présence/absence.
Des "natures mortes" qui ne le sont pas en fait.
Même un tableau représentant des fleurs dans un vase ne devrait pas être appelé nature morte puisque les fleurs se décomposent, il y a une vie agissante dans l'eau, la lumière quelle qu'elle soit (bougie, soleil...) est changeante etc.
je n'ai pas encore lu l'article de Wiki sur Nature morte (je n'y avais pas pensé) et cela vaut mieux, je n'aurais pas su quoi écrire.
Je ne m'essaierai plus à ce genre de billet qui demande des compétences que je n'ai pas et qui peut m'entraîner à écrire des bêtises.
En revanche cela me donne l'idée d'un billet assez facile à écrire sur l'infini et le mouvement...
Anijo,
I didn't know that Blue corn maiden expression but I can figure out.
Il faut que je trouve l'équivalent français.
Je l'ai en tête mais pas en ce moment précis.
"Still" and "yet" are complicated in English. If you say, "I believe you, yet I have questions", or "I believe you, still I have questions", they are basically the same, but I think that there is a nuance for anglophones.
If you say, "I don't have a car yet" or "I still don't have a car", they are a little further apart.
"Still", as in "still life" is almost always interpreted as "figé", not "tranquille". Though it is possible to interpret it a bit as "vie encore". But nobody does.
Il y a bien des nuances qui m'échappent such as perhaps (*) /maybe (perhaps est peut-être plus British?), still/yet, someone/somebody etc.
""Still", as in "still life" is almost always interpreted as "figé", not "tranquille"
Ça me convient puisque figé suppose une suspension d'un mouvement, d'un écoulement (temporel par exemple) qui pourront reprendre leur cours "naturel" par la suite.
(*) Perhaps from per hapax je crois.
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