mercredi 16 juin 2010

Le Temps n'est pas, nous sommes le Temps.



J’observe une très intéressante distinction entre la façon dont différentes langues européennes expriment leur rapport au Temps. D’autant plus intéressante qu’il n’y a pas de différence entre pays latins et nordiques.

Que ce soit en allemand, anglais, suédois, norvégien, danois, portugais, espagnol, italien, polonais, hongrois, arabe ou chinois il se dit :




Heute ist Freitag,
Today is Friday
I dag är det fredag    (suédois)
I dag er fredag         (norvégien et danois)
Hoje é sexta-feira     (portugais)
Hoy es viernes         (espagnol)
Oggi è Venerdì        (italien)
Dzisiaj jest piątek     (polonais)
Ma péntek van         (hongrois)
 اليوم هو يوم الجمعة
今天是星期五           (chinois)

L'arabe et le chinois utilisent également la forme où c'est le Temps qui est sujet actif.

Et si le chinois attribue ainsi une existence au Temps, il en va très certainement de toutes les langues asiatiques.

Dans toutes les langues mentionnées, c’est l’auxiliaire "Être" qui est utilisé et appliqué au Temps. C'est-à-dire que dans toutes ces langues c’est le Temps qui est comme serait un existant, un sujet doté d’attributs qui nous imposerait sa présence en s’auto désignant.

Autrement formulé, dans ces langues c’est le Temps qui me dit qu’il (le Temps) est vendredi tel jour ou mercredi tel autre jour. Comme un attribut du sujet qui peut connaître des accidents qui l’affectent de façon contingente mais n’altèrent pas sa nature essentielle d’Être réel.

C’est tout à fait l’inverse en français puisque "nous sommes vendredi", "on est vendredi" ce qui signifie que nous nous identifions au temps qui n’est pas un sujet réel et existant mais bien la forme a priori de notre sensibilité. Ce n’est pas un concept, encore moins un sujet agissant qui nous impose ses conditions mais bien un idéal qui n’appartient qu’à nous parce que c’est de nous qu’il émane.

Le français se singularise-t-il dans l’univers des langues par sa façon d’exprimer le rapport au Temps des locuteurs de cette langue ? Je n’en sais rien mais du point de vue philosophique c’est le français qui "est dans le vrai", on le sait depuis 1781 et la parution de la Critique de la Raison Pure (CRP pour les habitués…).

Toutes les langues qui expriment que le Temps est font erreur. Le Temps n’est pas en soi, le Temps c’est nous.

Cela peut paraître anecdotique et insignifiant, cela ne l’est en aucune manière au contraire.

Il est en effet impossible que les mentalités collectives, les modes de pensée et de raisonnement ne soient pas affectés et donc déterminés par la façon dont est conçue le Temps. Cela appelle de longs développements qui doivent bien exister quelque part, on n’est jamais seul à avoir une idée. Après il faut être capable de la développer…

On remarquera que la langue française rentre dans le rang à un "moment" donné si je puis dire puisque à l’instar des langues considérées nous disons bien "il est 5 heures". Le Temps dans ce cas nous impose son existence et sa présence : Je suis 5 heures nous dit-il.

En revanche pour exprimer "nous sommes en mars" ou "nous étions en 1985" c’est l’appréhension française du Temps qui est utilisée.

Wir werden im März  
We are in March
Vi är mars
Vi er mars
vi er marts
estamos março
estamos marzo
Siamo marzo
vagyunk március

5 niveaux progressifs dans les strates du Temps tel que nous nous le représentons (et non pas tel qu’il se présente à nous).

- L’heure : Seule exception à la règle du français puisque nous disons : il est 5h 47.
- Le jour : nous sommes vendredi
- Le mois : nous sommes en mars
- L’année : nous sommes en 2010 
- Le siècle présent : nous sommes au XXI siècle
- Le siècle passé : nous étions au XX siècle (un siècle que nous avons tous connu)
- Les siècles passés : Fausse exception : c’était au XIè avant J.C.

Cela peut s’expliquer : plus personne n’est concerné, il s’agit là du rappel d'un événement et non de notre relation personnelle (passée, présente ou future) au Temps lui-même.

Pour résumer, en français seulement nous sommes sujets agissants du Temps auquel nous nous identifions alors que dans les autres langues c'est le Temps qui est sujet agissant sur ses locuteurs. Radicale inversion sujet/objet qui renverse absolument notre perception de nous-mêmes à nous-mêmes sans que nous en ayons conscience bien sûr.

Notre expression verbale du rapport au Temps ne peut pas ne pas avoir une influence sur notre mode de pensée et les conséquences qui en découlent relativement au développement de notre rapport au monde.

Il y a maints prolongements à envisager aussi bien relativement au langage qu’à la psychologie et cela nous concerne tant personnellement que collectivement. 

Le sujet est inépuisable à dire vrai...

Rappelons que le titre de l'ouvrage majeur de Heideger est l'Être et le Temps. Mais cela nous emmène très loin...


2 commentaires:

merbel a dit…

Le Temps, c'est nous! Voilà qui me rend fière de parler le français, cette langue si compliquée précisément pour exprimer les modes et les temps. (rappelez-vous, on nous les faisait apprendre par coeur ces fichus temps et même ceux inscrits aux abonnés absents de certains verbes.. le verbe traire au passé simple par exemple!On s'en sert si souvent!). En tout cas Virgile peut aller se faire rhabiller avec son Sed tempus fugit, irreparabile tempus... Moi j'm'en fous, j'le maîtrise grave le temps!

Plein de billets très intéressants que je n'ai pas eu encore le loisir (otium!) de commenter... dans mes pérégrinations allemandes entre autres.

Bien à vous!

Flocon a dit…

Merci Merbel d'être intervenue sur ce billet car j'avais oublié de passer à l'acte.

Je m'explique: je voulais demander à des Chinois ou des locuteurs arabes ce qu'il en était.

Eh bien en arabe comme en chinois il se dit: "Il est vendredi".

Je ferai une deuxième démarche pour assurer car il n'est pas toujours facile pour les asiatiques de comprendre ce que veut un gars qui leur pose ce genre de questions.

Il faut qu'eux-mêmes comprennent suffisamment le français pour faire la distinction entre sujets agissants (le temps ou vous et moi)

J'ai donc complété le billet en conséquence.

Merci encore.