mardi 23 octobre 2007

Généalogie et philatélie (3)


La prétention à savoir d'où l'on vient est tout aussi vaine puisque la plupart des recherches s'épuisent au XVIII ou très rarement au XVII avec un nom, peut-être deux. Et alors? Paradoxalement - et c'est l'impasse même de la généalogie - plus haut on remonte, moins en sait alors que l'objet même de la recherche est d'en savoir plus sur ses origines; Plus on trouve moins on sait... Sait-on plus d'où l'on vient après avoir remonté deux siècles, durée ridiculement courte au regard de ce qui a précédé? Arrivé au XVII siècle le généalogiste est dans la même situation qu'au jour où il a entamé ses recherches: il est face au vide, à l'inconnu.
Ce qui intéresse les généalogistes, ce après quoi ils sont en quête, ce sont des noms et des dates. Peu leur chaud en fait ce qu'ils pourraient apprendre de la personne dont ils cherchent les coordonnées. De toute façon ils n'en peuvent jamais rien connaître et ce n'est pas cela qui les motive ni les intéresse. Mais bien de mettre un nom et une date sur une petite case du système. Bien loin de vouloir retrouver ne serait-ce que l'ombre d'une réalité, de ce qui fut, ce qui constitue le foncier, ce n'est que la représentation graphique qui importe. Le modèle, la grille complétée. Comme ceux qui s'intéressent aux cartes géographiques ou consultent les horaires des trains sans jamais voyager. Ce ne sont jamais des souvenirs (et pour cause) qui sont rassemblés. Il n'y a dans ce genre d'entreprise nul travail de mémoire mais bel et bien simple compilation de données qui ne sont que des mots et des chiffres en guise de noms et de date.
En fait de recherche de racines introuvables, il ne s'agit que de se donner l'illusion de remonter le temps comme le saumon remonte à la source. Mais si lui y parvient - pour mourir justement - ce n'est pas le cas des généalogistes dont toute l'obsession n'est pas culturelle (les pseudo racines) mais bien existentielle: se localiser dans cette cartographie temporelle. Aussi vaine que s'il s'agissait de dresser la généalogie d'un chat ou d'un chien domestique. Au fond c'est une trame de tissu avec ses croisements et recroisements des fibres que veulent mettre au jour les généalogistes. Connexions et extensions d'un maillage théoriquement extensible à l'infini. Création d'un ensemble factice, constitution d'une entité qui n'a jamais été et dont le principe est au fond parfaitement creux: les noms, les dates pourraient être radicalement autres et différents, cela n'aurait aucune importance puisque l'essentiel est de combler un vide. Même démarche qui anime les philatélistes et collectionneurs de tout poil. Comme en architecture, on a affaire à une élévation, c'est-à-dire sans la moindre profondeur et pas plus épaisse qu'une feuille de papier, qu'un tableau généalogique précisément.
De même que le philatéliste ne s'intéresse guère à l'image qui est représentée sur la vignette, le généalogiste ne s'intéresse pas au contenu des données qu'il recueille. L'une et l'autre activité signalent les structures obsessionnelles qui s'expriment -entre autres- par la collectionnite: la systématisation, la tentation de maîtrise du réel au travers du plaisir que doit fournir la satisfaction de l'empilement de données vides de sens. La motivation première -prétendue simple curiosité vis à vis des ancêtres- cède rapidement le pas à une dynamique qui s'auto alimente: l'accumulation pour la jouissance de l'illusion globalisante.

(à suivre)

5 commentaires:

Flocon a dit…

Le grand mytère que constitue le parallèle entre la généalogie et la philatélie est ici enfin dévoilé. j'espère avoir été convainquant...

Anonyme a dit…

C'est vrai, "plus haut on remonte, moins on en sait". Est-ce pour cela que l'homme de Cro-Magnon est si populaire ? Lui au moins, on est sûr qu'il est pour quelque chose dans notre existence, et sa position privilégiée lui donne de l'épaisseur.

Blague à part, ton argumentation est globalement convaincante. Je ne peux m'empêcher de déceler une certaine rage à l'encontre de la gent fouille-noms. Sa démarche n'a pourtant rien de caractéristiquement idiot : en plus de la philatélie et du trainspotting, ne pourrait-on pas la comparer aussi avec la pratique des mots croisés et autres sudoku, où chaque trouvaille ne donne droit qu'à une autre recherche sans fin et sans autre but que de vouloir finir, comme si on voulait échapper au temps ?
Je me demande même si on ne pourrait pas ajouter... les blogs, exercice infini de mots condamnés d'avance à disparaître, envoyés partout et nulle part à des humains qui ne lisent souvent qu'un mot sur deux et dont rien ne certifie l'existence si ce n'est un pseudonyme.

Etchdi

Flocon a dit…

Je ne peux m'empêcher de déceler une certaine rage à l'encontre de la gent fouille-noms.
Ta remarque est pertinente mais je n'utiliserais tout de même pas le terme de "rage".

Ce qui motive le billet, c'est le sentiment que derrière la pseudo recherche des origines il y a beaucoup plus qu'il n'y paraît.
Ecarter les rideaux pour ne pas me laisser raconter de bobards, voilà qui me plaît!

Euh, c'est quoi trainspotting? (j'ai lu l'article de WIKI, mais des fois il faut m'expliquer...)

Je ne dis pas que la recherche généalogique est caractéristiquement idiote mais qu'elle signale dans sa vacuité beaucoup plus de choses que ne le soupçonne celui qui s'y livre. Il est dupe de lui-même en quelque sorte.

Le rapprochement avec les mots croisés et les Sudokus ne concerne que l'aspect formel que tu décris. Tu aurais pu ajouter le Rubik's cube ou les puzzles comme exemple d'activités fermées sur elles-mêmes et qui se suffisent à elles-mêmes. Nulle autre prétention dans ces jeux de société que de reconstituer un ensemble composé de pièces éparses. On en arrive toujours à la fin, c'est fermé.

chaque trouvaille ne donne droit qu'à une autre recherche sans fin et sans autre but que de vouloir finir
Non, ce n'est pas sans fin, chaque partie est une entité close. Il n'y a dans chaque cas qu'une et une seule possibilité. C'est extraordinairment restreint.
Les échecs offrent de ce point de vue infiniment plus de ressources.

comme si on voulait échapper au temps?
Ce sont effectivement des passe-temps, histoire de tuer le temps.
La généalogie au contraire ne vise pas à tuer le temps mais bien vainement à essayer de le faire revivre, d'en prolonger ce qui fut, de lui donner une représentation spatiale.

A l'inverse, la généalogie est toujours ouverte et plus on la pratique, plus s'élargit l'arborescence. A l'infini.

Anonyme a dit…

"A l'inverse, la généalogie est toujours ouverte et plus on la pratique, plus s'élargit l'arborescence. A l'infini."
Je ne comprends plus : il me semblait qu'au-delà de deux ou trois siècles, l'affaire était pliée, i.e. qu'on n'avait plus rien à trouver...

D'autre part, je continue à penser que les mots croisés sont des exercices proches de la généalogie, où on ne va pas chercher les mots dans une définition mais dans des archives d'état-civil. Certainement plus proches que, par exemple, les jeux d'échecs où l'inventivité, l'opportunisme, est la règle. Une fois remplie (au maximum), la grille peut se comparer à un arbre avec (presque) tous ses noms.
Et quand la grille elle est finie, on en recommence une autre. A la soustraction au temps que l'on s'offre fait pendant l'ilusion de la maîtrise du temps que donnerait une proximité à ses ancêtres.
Enfin, c'est une intuition, ça peut paraître contradictoire à première vue...

Le trainspotting est un exercice encore plus curieux et vain que la généalogie, qui consiste à noter les heures de passage, de départ et d'arrivée des trains ou des avions sans autre but que celui de noter. Je ne sais pas pourquoi des gens font ça. C'est le truc le plus inutile que j'aie jamais vu. On ne termine plus avec un bout de papier portant des noms, mais portant des chiffres. C'est une sorte d'installation faite avec le temps. Selon les critères de l'art actuel, c'est de l'art.

Etchdi

Flocon a dit…

"Je ne comprends plus : il me semblait qu'au-delà de deux ou trois siècles, l'affaire était pliée, i.e. qu'on n'avait plus rien à trouver..."

Nulle contradiction là. Quand je dis que la généalogie est ouverte, une arborescence à l'infini etc.
L'infini est pas nature inatteignable justement; l'arborescence à l'infini dont je parle n'implique nullement qu'elle puisse être connue. On ne peut que la deviner, ou même l'imaginer sans être le moins du monde en mesure de la connaître contrairement à une grille de mots croisés dont on peut venir à bout et qui n'est pas infinie puisque c'est un micro système clos.
Ton rapprochement avec les mots croisés est cependant pertinent dans la mesure où il s'agit bien là aussi de croisements et reconstitution d'une trame faite de mots (pas de dates)

Une grille fait en général 9x9 cases, 81 donc moins les cases noires. Allez, on va dire quelque chose comme 70 mots à trouver dont nombre de particules, préfixes et autres astuces pour remplir un vide. (voyelles tirées d'un mot par ex.).
Je ne vois pas où se manifeste une quelconque dimension temporelle (si ce n'est le temps qu'il faut pour venir à bout de la grille).
En passant, le gars qui fait les grilles de Libé est une pointure dans son genre, l'ennui est qu'elles me sont totalement infaisables. Les grilles du Monde sont à l'inverse généralement très faciles une fois que tu as saisi son système.

Il y a avec les échecs un rapprochement qui saute aux yeux: c'est le système binaire dont on dit qu'il servit à un certain mathématicien à démontrer à son roi les redoutables potentialités numériques du jeu d'échecs. Tu connais l'histoire j'imagine: un grain de blé sur la première case, son double sur la deuxième, le double de la précédente case à chaque nouvelle case etc. On arrive à des sommes inimaginables.
De même en généalogie où le sujet unique est bien issu d'une paire elle-même issue d'une paire etc. A l'infini cette fois-ci (Sauf à remonter jusqu'à Lucy).
L'échiquier est limité à 64 cases ce qui fait déjà un sacré paquet. En termes de couples c'est à dire de générations, la généalogie propose incommensurablement plus. Si une génération = 25 ans, 64 générations nous font 1.600 ans c'est à dire nous "ramènent" à la fin de l'Empire romain (ce qui n'a déjà plus de sens strictement parlant). Si la génération est fixée à 20 ans, on a 1.280 ans derrière soi donc aux environs de Charles Martel...

En passant, il y a les recherches généalogiques ascendantes et descendantes ce qui complexifie d'autant notre affaire. Qui plus est, l'établissement des lignées ne se limite pas à la ligne directe mais peut aussi prendre en compte les multiples branches parallèles et leurs propres ramifications. On en arrive presqu'immédiatement à la mise en abyme genre: le cousin du cousin du cousin du cousin etc.

En fait, et je regrette de ne pas l'avoir pensé plus tôt, c'est le système binaire qui est le fondement même de l'obsession généalogique. En termes psychologiques, le système binaire c'est la régularité métronomique d'un mode de pensée qui ne peut percevoir le monde qu'au travers de la grille la plus simpliste qui soit: oui/non, blanc/noir, bien/mal, moi/les autres etc.

Merci pour le trainspotting, le mot est suffisament parlant. C'est donc une autre manifestation de la dynamique propre aux structures obsessionnelles qui ont besoin de se construire un univers sans surprise, où tout est prévu et en place et qu'ils se donnent l'illusion de maîtriser car ils savent qu'à telle heure tel train passera dans tel endroit.
C'est d'ailleurs ce à quoi je faisais allusion dans la "livraison" 2 je crois en parlant de ceux qui s'adonnent à l'étude des Chaix.