mercredi 20 juillet 2011

Buster Keaton et Spinoza

 
Dans les années soixante je crois, le médecin de Buster Keaton lui fit faire une radio au vu de laquelle il demanda à son patient s'il avait été victime d'une tentative de lynchage. Keaton répondit qu'il n'avait pas idée de ce que lui demandait son médecin qui l'informa que la radio de son cou présentait une image rémanente rappelant les traumatismes observés sur les cadavres des pendus.

Étonné, Buster finit par se souvenir d'une scène du Mécano de la Générale (1927) durant laquelle, lors du remplissage en eau du réservoir de la fameuse locomotive, une fausse manœuvre lui fit tomber sur la tête des tombereaux de flotte qui l’assommèrent. On peut voir cette scène dans le film (ici, intégralement). Plus de trente ans, après le corps gardait mémoire de ce qu'il lui était advenu lorsqu'il était encore jeune.  

L'inconscient ne connaît pas le temps nous a dit Freud et tout le monde probablement a dû faire cette expérience d'une réminiscence d'un événement apparemment insignifiant (ce qu'il n'est jamais puisqu'il réapparaît), disparu de la mémoire consciente pendant des dizaines d'années parfois mais qui pourtant a été enregistré au plus profond de notre réseau neuronal pour un jour, peut-être, revenir à la surface.

Il est des souvenirs jamais oubliés qui sont comme l'ombre gravée des plus terribles catastrophes qui puissent survenir, la pire de toutes étant la perte d'un enfant dans les plus abominables conditions. Bien évidemment l'esprit comme le corps gardent d'ineffaçables cicatrices mais ce qui a été enregistré, malgré tout, perd peu à peu de sa puissance affreusement douloureuse et ne finit plus par subsister dans la mémoire, tant du corps que de l'esprit, que comme d'indélébiles traces de ce que nous avons vécu.

Ce rapprochement des deux formes de mémoire fait penser au parallélisme que Spinoza établit entre le corps et l'esprit dans le cadre de la longue dispute entre les tenants du dualisme cartésien et du monisme spinoziste que connaissent bien les habitués du blog...

Cette comparaison des deux formes de mémoire, l'esprit et le matière, est cependant relativement spécieuse je le reconnais car le parallélisme de Spinoza (qui n'a jamais utilisé ce terme, à juste titre précisément) tend à mettre au jour les interactions réciproques du corps et de l'esprit en vue de démontrer l'identité de la substance qui nous apparaît sous les deux seuls attributs que nous puissions percevoir.

Il y a cependant une similarité de la mémoire du corps et de la mémoire de l'esprit et les souvenirs tels que nous les concevons habituellement ne sont pas uniquement d'ordre psychique. Notre esprit enregistre aussi bien que notre corps tout ce qui lui est advenu, et croire qu'il y a une différence essentielle entre l'un et l'autre est parfaitement erroné. Nous sommes un, corps et esprit, interdépendants l'un de l'autre.

Il est dans l'ordre des choses cependant que nous ne puissions spontanément associer le corps et l'esprit dans une même unité, comme il était naturel aux hommes de croire et d'être persuadés que la Terre était le centre de l'univers et que les étoiles tournaient autour.

Notre condition d'éphémères mortels nous destine à être confrontés au réel le plus immédiat et seuls les métaphysiciens peuvent percevoir autrement les choses. 

Il n'empêche, Buster Keaton a failli se casser le cou et nos tragédies n'ont rien de métaphysiques quand nous les vivons...

12 commentaires:

Anonyme a dit…

Buster Keaton, 1965:

http://tinyurl.com/3hgup6o

-Jan
CDN

Flocon a dit…

Salut Jan!

Thanks, I had no idea the film was available on Youtube.

I was a great fan of Buster Keaton in my early days and still am. The man was exceptionally beautiful and thoughtful like. He always made me think of an ancient Greek half god!

In this post The General will be mentioned. Not that Spinoza or Keaton himself had ever thought they'd meet somehow someday though...

Flocon a dit…

Jan,

After you linked to the Railroader video I did a little research since I knew Keaton was active again in the 60s. I remembered a soon to be laureate of the Nobel Prize in literature, Samuel Becket, directed him in a short film in New York (Film) and also there was that Railroader that I hadn't seen up to now.

But I discovered there was another short film he made in Canada called The Scribe that I didn't know of. And then I found out that this article existed only in English which gave me the opportunity to translate it into French.

And now, thanks to you, there's a new entry in the French Wikipedia.

Francophones owe you something Jan!

Christine a dit…

Je suppose Flocon, que la traduction est de vous, vu la date de mise à jour. Merci! Vous voyez que votre otium sert et profite à tout le monde.
Keaton, je l'adore! Mais comment allez-vous faire pour relier Keaton et Spinoza? Keaton, j'en suis une persuadée, avait une acuité intellectuelle extraordinaire.

Flocon a dit…

Christine,

C'est à Jan qu'il faut penser puisque c'est lui qui m'a mis sur la piste des derniers films de Keaton.

Du coup j'ai le projet de traduire tous les articles consacrés aux films de Keaton qui n'ont pas encore d'entrées en français.

L'article que vous avez lu a été traduit la nuit dernière mais j'y ai apporté deux corrections mineures il y a une heure or so ce qui explique la fraîcheur du produit...

Tous ces petits articles ne sont que très peu et très rarement corrigés une fois qu'ils sont en ligne. Ce qui n'est évidement pas le cas des articles qui reçoivent quotidiennement des dizaines (voire des centaines) de lecteurs.

J'en suis à 72 de mon objectif 101. Je me suis également donné pour tâche de créer un article pour chacune des 200 et plus cantates de Bach. J'en ai déjà traduit 10...

Du coup je suis occupé du matin au soir et du soir au matin au "détriment" de mon petit blog.

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"comment allez-vous faire pour relier Keaton et Spinoza?"

Oui, ben depuis le temps je devrais avoir appris à ne pas me précipiter pour faire des annonces genre : La semaine prochaine, sur cet écran !!! parce qu'après il faut assurer.

Vous le savez bien, les billets qui tombent tous seuls sont souvent les meilleurs. Quand il faut s'y reprendre, se corriger, revenir, quand même on hésite à se lancer cela sent déjà le pâté...

Allez, je vais faire de mon mieux cependant.

Christine a dit…

Vous m'épatassez, Flocon! 72!!!

Flocon a dit…

Christine,

Je me suis fixé un objectif, maintenant je suis au pied du mur alors je bosse :-))

L'ennui c'est que cela me détourne un peu du blog, notamment de ce billet que j'ai imprudemment annoncé.

Ned Ludd a dit…

"Esprit" is at best an ambiguous word. It is like "âme". Neither has been identified or found by experimentation.

We have quite a lot of information about how our brain and nervous system work, and it is physical, like little lightning bolts going off often and rapidly.

So what could "esprit" possibly mean?

Flocon a dit…

Je suis bien d'accord avec toi Ned regarding âme et esprit. Cela dit, âme appartient au discours religieux puisque c'est ce qui survivra de notre être dans l'arrière monde dont parle Nietzsche (Paradis, Éden) et toutes les sectes qui renvoient à un after life.

Esprit est le mot utilisé par les philosophes pour se démarquer des théologiens mais il est vrai qu'il est assez ambigüe. That said, quel mot employer pour désigner ce qui résulte de notre activité neuronale (électrique donc) et dont nous avons tant connaissance que conscience? C'est bien la question du Mind-body problem que je viens d'ouvrir et où je lis ceci :

Dualism is the theory that mind and body are two distinct substances, and monism is the theory that mind and body are, in reality, just one substance

(Hope the Deanna Durbin week wasn't lost on you - Mais quels films elle a tournés!!!)

Flocon a dit…

Jan,

Thanks to your link to the Railrodder there is now an article in the French wiki about it ;-)

Christine a dit…

La mémoire du corps, sans doute, mais il faut la solliciter davantage, j'ai l'Impression, si du moins elle n'a pas été associée à une idée, ou à un sentiment. Ainsi la douleur s'oublie et quand on la rencontre de nouveau, c'est comme si c'était la première fois.

Pour vous ennuyer un peu j'ai relevé dans un de vos commentaires une coquille: ambigu (mas.)/ ambiguë (fémi. avec le tréma sur le e pour détacher le son u. Par ailleurs, dans un de vos derniers billets, vous écrivez "aux dépends" alors qu'il faut "aux dépens".

Flocon a dit…

Christine,

"La mémoire du corps, sans doute, mais il faut la solliciter davantage, j'ai l'Impression, si du moins elle n'a pas été associée à une idée, ou à un sentiment."

Toute blessure est nécessairement associée à une idée ou à sentiment je crois puisque nous l'avons rencontrée dans un certain contexte de notre histoire personnelle (un endroit, une situation, un moment particulier...), toutes données qui sont autant d'idées ou se sentiments.

"la douleur s'oublie et quand on la rencontre de nouveau, c'est comme si c'était la première fois."

Je ne sais pas...

Si l'on parle d'une douleur indifférenciée, c'est à dire de la douleur en général, une blessure occasionnera sans doute une perception qui semblera nouvelle, mais une douleur du corps peut-elle n'être associée à rien?

La première prise de sang (ne donnons pas dans le gore) entraîne une perception nouvelle et inconnue jusqu'alors mais la répétition de prises de sang ou de piqûres n'entraîne pas à chaque fois une sensation nouvelle il me semble. Le corps reconnaît ce qu'il connaît déjà.

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Pour ce qui concerne ambigu, je me souviens avoir eu une demie seconde d'hésitation et je suis passé outre.

Pour les dépens, je me suis fait corrigé pas plus tard qu'hier sur un article de Wiki où j'avais laissé traîner un fâcheux d.

Merci d'être vigilante, je suis toujours demandeur de corrections.