jeudi 20 mai 2010

Darwinisme mental

L’esprit est né de la matière. A moins que ce ne soit l’inverse : L’esprit lui est antérieur et s’est objectivé dans la matière. Quoi qu’il en soit, esprit et matière ont une histoire et la flèche du temps étant univoque il y a bien eu évolution de l’une et de l’autre.

Ainsi de ce que nous appelons notre conscience. Combien de dizaines de milliers d’années avant que d’une espèce animale singulière nous parvenions au niveau de conscience réflexive qui est le nôtre ?

Combien de milliards d’individus nous ont précédés qui ont, chacun de façon infinitésimale, participé au devenir de l’esprit universel qui domine actuellement le monde ?

Selon les cultures, les valeurs, les histoires particulières de chaque peuple chacun d’entre eux « pensent » différemment et pourtant il y a des constantes universelles propres à l’espèce humaine. Le temps, l’espace, la causalité, la moralité, l’angoisse de la mort, les passions… Ce qu'on appelle l'inconscient collectif.

Les mythes par exemples se rapportent tous, entre autres, si l’on en croit Lévi-Strauss, aux mêmes fondamentaux nés de l’imagination humaine et sont tous les mêmes allégories relatives à l’origine de l’univers., de l'homme etc. Il en va de même pour les religions.

Tous nous pensons avec les mêmes structures mentales relativement au rapport avec le monde tel qu’il nous apparaît. Il y a très peu de différences entre la façon dont pensait un paysan chinois d’il y a 5.000 ans et un Égyptien de la même époque ou un Aborigène contemporain.

Tous, nous pensons selon les mêmes modèles cognitifs depuis l’apparition de l’homo sapiens et pourtant, notre façon de penser actuelle, la seule que nous connaissions bien sûr, était-elle inévitable ou aurait-il était possible que nous prenions une autre direction ? Une autre manière de penser avec des lignes de force structurantes radicalement différentes dans notre rapport au monde et aux autres par exemple aurait-elle été possible ?

Sans doute pas puisque, si l’on reprend l’exemple du darwinisme, seule la manière la plus appropriée pour l’homme de survivre et de prospérer a été retenue par la nature qui est bien l’instance suprême en ce domaine. Ce n’est certes pas nous qui avons décidé quoi que ce soit de notre destin.

On sait que le petit de l’homme n’arrive pas sur terre entièrement démuni et sans prédisposition aucune ni sans de nombreuses prédéterminations. Il porte déjà avec lui un incommensurable bagage, ne serait-ce que la possibilité d’user d’un cerveau qui est programmé depuis des millénaires pour fonctionner d’une certaine façon et pas d’une autre.


Nous sommes les rejetons actuels d’une généalogie qui nous concerne tous et que tous nous partageons. De même que la théorie de l’évolution concerne les espèces animales dans leurs multiples transformations et modifications leur permettant une permanente adaptation à un environnement mouvant et évolutif, ne peut-on envisager une théorie similaire de l’évolution de l’esprit et de la conscience, évolution qui impliquerait d’immuables règles desquelles nul ne peut s’affranchir. En d’autres termes nous somme déterminés tant par notre généalogie mentale que par notre langue et bien d’autres facteurs aussi bien personnels que collectifs.

On envisage jusqu’à présent que le fonctionnement dit « normal » de notre cerveau et de notre intelligence, fonctionnement qui nous est inné et qui nous impose ses règles. Cela dit, ce fonctionnement « normal » connaît déjà pourtant lui-même d’infinies variantes depuis l’état que l’on qualifie d’équilibré jusqu’à la folie « absolue » en passant par les psychoses et les névroses.

Arrêtons-nous un peu sur cet état de névrose qui concerne à peu près tous les êtres humains à des degrés divers.

Notre histoire individuelle est toujours la résultante de l’histoire de nos parents qui eux-mêmes ont « hérité » une partie de leurs dérèglements de leurs propres parents qui eux-mêmes depuis presque toujours sont la résultantes des conflits mentaux qui ont agi nos ancêtres, sans limite de temps. Ces dérèglements sont aussi le résultat des conflits intra familiaux (entre enfants, entre enfants et parents, entre membres des mêmes familles) auxquels pas un être humain n’a pu échapper. On n’oubliera pas de mentionner les dérèglements sociaux aux travers des temps et des cultures, dérèglements qui ont aussi façonné ou du moins participé à l’élaboration de l’esprit universel.

On me répondra qu’il n’est pas envisageable qu’une quelconque névrose ayant affligé un individu de l’espèce de Cro Magnon puisse avoir laissé des sédiments en ma personne 30.000 ans plus tard. Ce à quoi il est facile de répondre que si l’on accepte que l’évolution de la pensée dont nous jouissons de nos jours se soit faite, pour infinitésimalement que ce soit, par l’intermédiaire des hommes de Cro Magnon il n’est pas impensable d’admettre que les « déformations » de cette même pensée aient parcouru le même itinéraire.

Bien évidemment le lien n’est pas reconnaissable entre un possible dérèglement mental de mon ancêtre et moi-même d’autant que les dérèglements mentaux de l’époque Cro Magnon/ Neandertal n’ont rien à voir avec ce que l’on connaît maintenant. Et pourtant l’esprit universel s’est formé en parcourant un certain chemin qui l’a amené à pénétrer tous les individus ayant vécu depuis l’homo sapiens.

Des milliards de forces et d’interactions mentales se sont produites et ont contribué à faire aboutir notre esprit tel qu’il est actuellement. De toutes ces composantes des milliards ont disparu quand d’autres milliards apparaissaient par le jeu de la dialectique, l’une plus forte venant à bout d’une autre plus faible et ainsi de suite à l’infini. Il y a un processus dynamique de dépassement permanent à l’œuvre dans la formation de l’esprit universel.

Citons Spinoza pour illustrer ce que j’écris :
« L’entendement par la vertu qui est en lui se façonne des instruments intellectuels, au moyen desquels il acquiert de nouvelles forces pour de nouvelles œuvres intellectuelles, produisant, à l’aide de ces œuvres, de nouveaux instruments, c'est-à-dire se fortifiant pour de nouvelles recherches, et c‘est ainsi qu’il s’avance de progrès en progrès jusqu’à ce qu’il ait atteint le comble de la sagesse »

(Traité de la réforme de l’entendement,VI, 31)


(Pour le comble de la sagesse nous n’y sommes pas encore. Comme quoi l’évolution de l’esprit est toujours en marche.)

Je cite Spinoza parce que j’ai cette citation sous les yeux, il pourrait y en avoir des centaines d’autres bien sûr et qui ne vaudraient qu’à titre d’illustration d’ailleurs, une citation n’étant pas une preuve.
 
L’image n’est certes pas originale mais on peut se représenter l’évolution de l’esprit humain à travers le temps comme les mouvements des tiges de blés dans les champs selon les variations de direction et d’intensité des vents. Autre image, celle des vagues infinies et infiniment renouvelées qui se forment et se dissolvent au gré des courants, des températures et mille autres paramètres dont j’ignore jusqu’à l’existence.

Ces images pour montrer que d’innombrables forces entrent en jeu pour faire, défaire et reconstruire un organisme vivant en constante progression/amélioration : l’Esprit dont chacun de nous est dépositaire d’une infime parcelle, unique et singulière, qui a cette étonnante faculté de nous laisser croire que nous sommes indépendants et libres de penser tel que nous le désirons à tel ou tel moment de telle ou telle façon en oubliant que nous ne sommes que l’aboutissement éphémère d’un processus multi millénaire toujours en évolution sans possibilité d’imaginer qu’un stade ultime soit un jour atteint.

Tout ce long développement (déterministe) pour réfuter ou du moins refuser l’illusion du libre arbitre, cheval de bataille des religions monothéistes pour croire expliquer l’existence du Mal dans un monde créé par un quelconque dieu parfait (c'est la Théodicée de Leibnitz).
Terminons avec une autre citation :
« Dans tout le cours du monde, jamais le vol d’une particule de poussière n’a pu décrire une ligne différente de celle qu’elle a décrite, pas plus qu’un homme ne peut agir différemment qu’il n’a agit ».

Schopenhauer
Suppléments au Monde, Livre II, chap. 25)

A ceux qui tiennent absolument à l'illusion de leur libre arbitre je propose de considérer leur prétendue liberté comme celle de l'oiseau dans sa cage qui est bel et bien libre en effet de sauter d'un barreau vers l'autre et réciproquement jusqu'à ce que mort s'en suive. Belle et enviable liberté en effet.

Pour les autres, une suggestion de lecture.

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