Le catastrophique tremblement de terre de Kobe en janvier 1995 a démontré une nouvelle fois, s‘il en était besoin, l’extrême vulnérabilité de la communauté humaine, fût-elle la plus industrialisée, aux soubresauts de la nature. Plus que tout autre, le Japon est en danger permanent de voir ses infrastructures économiques atteintes au plus profond. Mais la permanente menace que fait peser la nature sur l’archipel nippon ne se double t-elle pas d’un autre danger, non plus naturel mais culturel, plus insidieux parce que consenti et, par là, plus térébrant?
Les États-unis et l’Europe, depuis les années 70, se sont inquiétés des conséquences de l’exceptionnelle et fulgurante expansion économique du Japon. Mais pourquoi cette expansion nippone devrait-elle être perçue comme un « danger » pour l’Occident ? En quoi ses valeurs en seraient-elles menacées ? Le Japon n’est-il pas au contraire en train de se perdre dans cette confrontation ?
Une permanente aspiration…
De la révolution industrielle, le Japon n’a eu connaissance qu’à l’arrivée du soi-disant commodore Perry en 1853. Cette irruption a révélé aux Japonais leur état d’extrême retard et, partant, d’extrême infériorité, vis-à-vis de l’Occident. Le défi que s’est alors lancé le Japon de rattraper ce retard et d’asseoir son hégémonie sur le monde l’a conduit à la situation particulièrement humiliante – le « ne pas perdre la face » asiatique - de tout devoir de sa modernité, c’est–à--dire son être là hic et nunc, aux étrangers (gaijins).
On sait la quête permanente du Japon depuis plus d’un siècle pour se voir reconnaître par l’Occident auquel il n’a eu de cesse d’emprunter ses valeurs et de les nipponiser. La rébellion frontale contre le maître s’est tragiquement terminée pour le Japon en 1945 mais l’aspiration à se hisser au niveau du plus grand et à traiter d’égal à égal n’en a été que décuplée. Plus que jamais, les Japonais sont animés du désir de prendre leur revanche sur leurs anciens maîtres (au sens scolastique) américains.
Étudier l’économie japonaise et son évolution, c’est étudier en creux (ou en négatif) le système économique et axiologique de l’Occident. L’accent régulièrement mis sur les valeurs « intransposables » du japon parce qu’elles sont à l’opposé des nôtres, ne renvoie t-il pas inlassablement aux valeurs occidentales, indépassables références ? L’apparition du capitalisme comme la Révolution industrielle sont à jamais occidentales comme le sont la créativité et l’inventivité. La contestation de l’ordre établi comme facteur de progrès est occidentale à l’opposé du conformisme, garant de la pérennité de l’immuable, de l’intangible qui est asiatique. C’est un lieu commun que d’énoncer que le Japon invente peu, copie beaucoup et améliore à la perfection. La présence des Japonais parmi les prix Nobel est insignifiante. Les concepts nouveaux ne proviennent pas de l’Archipel, ce sont les produits que celui-ci en tire qui le sont. « Vous en avez rêvé, Sony l’a fait ». Ce concept magnifiquement synthétique ne concède t-il pas, sans le savoir (?), que l’imaginaire n’émane pas du constructeur qui n’en est que le metteur en œuvre ?
Le Japon sert ainsi aux occidentaux à identifier leurs insuffisances organisationnelles et réalisatrices. Mais l’insuffisance conceptuelle est nippone malgré le nombre record de brevets déposés, qui sont d’abord d’ordre technique et non scientifiques. A son tour, l’Archipel pratique la politique de la fuite des cerveaux, s’achetant en Occident la matière première la plus précieuse qui soit : l’intelligence alliée à la capacité novatrice.
N’est-ce pas là l’inévitable aveu qu’au début du XXIe siècle comme il y a 140 ans, c’est l’Occident vers lequel tend le Japon et non l’inverse? Qui plus est, cette aspiration centenaire en vue d’une improbable reconnaissance ne sécrète t-elle pas les causes mêmes de sa non résolution ?
4 commentaires:
C'est vrai, le Japon vit sur un volcan. C'est peut-être pour cela - et pas seulement pour sa forme idéalement esthétique - que les Japonais adorent le mont Fuji. Ce qui prouve incidemment, parmi des milliers d'autres choses, que la dichotomie nature/culture ne fonctionne pas partout.
Le Japon n’est-il pas au contraire en train de se perdre dans cette confrontation ? Pour se perdre, il faudrait avoir une idée d'où on vient, où on est, et dans quel état on erre ;-) et les Japonais ne le savent pas très bien. D'ailleurs ils ne l'ont jamais très bien su. Ils ne s'intéressent pas aux choses passées et ne se projettent pas très bien dans l'avenir. La réflexion historique et l'ontologie y sont nullisssimes. L'impermanence bouddhique et la fragilité du monde naturel ont laissé des traces profondes dans les mentalités.
Le Japon n’a pas eu connaissance de la révo. industrielle à l’arrivée du commodore Perry (pas "soi-disant", c'était bien le nom du chef américain des "bateaux noirs" en 1853). Ils étaient assez informés non seulement de la puissance matérielle des Occidentaux mais de leurs projets coloniaux pour réaliser que, faute de prendre les devants, ils subiraient le sort des colonies. Ils ont méprisé les Chinois pour n'avoir pas su le comprendre.
Ils se sont donc appliqués à imiter la marche du pingouin occidental pendant les 30 dernières années du 19e, à singer même, à un point assez comique mais que nul n'aurait songer à moquer, pas plus que nul n'a critiqué l'application autoritaire des philosophies sociales chinoises depuis le 16e siècle. Ils ont été jusquà singer l'aventure coloniale des Occidentaux sans se rendre compte que l'idéologie coloniale nécessite un projet, une réflexion historique, une prétention à l'universalité, etc. qu'ils ne possédaient pas. Leurs exactions en Extr.-Orient pendant la première moitié du 20e montrent assez qu'ils n'avaient pas bien compris les règles du jeu.
Ils continuent à étudier la question du fonctionnement occidental, sans relâche, mais sans s'attacher aux tenants de son évolution. C'est vrai, ils ne s'intéressent qu'aux aboutissants (et le "tropisme américain" n'y est certainement pas plus développé qu'ailleurs !), qu'ils arrangent à leur manière comme ils l'ont toujours fait avec ce qui venait de l'extérieur (Corée, Chine) depuis plus de quinze siècles. On ne change pas facilement tant d'habitudes. Mais ils ont fait des progrès. Ils n'inventent toujours pas beaucoup. Pour inventer, il faut pouvoir se projeter dans l'avenir, ce qui est difficile quand l'avenir est incertain.
Mais ils adaptent, perfectionnent. Ils se sont rendu compte du capital que représentait leur audace et leur inventivité en la matière. Dans le flou existentiel où ils se trouvent, les Japonais ont, je crois, compris assez récemment que, à la différence des Occidentaux, ils n'ont jamais eu à réfléchir pour être modernes : ils l'ont toujours été. C'est à peu près la seule chose dont ils sont conscients et fiers. Il y a peu encore, avant les délocalisations de la mondialisation, ils étaient sûrs de la supériorité de leurs institutions sociales (->fidélité à l'entreprise, paternalisme, harmonie etc.), mais moins maintenant.
Je ne crois pas qu'ils soient jaloux des Occidentaux, sauf peut-être d'une certaine liberté en matière de morale sociale. Quoique. L'individualiste les fascine mais au fond ne les tente pas tant que ça, c'est un genre assez limité, finalement. L'American way of life leur fait plus peur qu'autre chose, surtout depuis qu'ils savent le grand frère trop belliqueux perd ses boulons...
Etchdi
Il m'a semblé que le sujet devrait t'intéresser... ;-)
C'est toujours le même inconvénient avec les livraisons (il y a 3 "parties"): on est tenté de répondre à des questions non encore abordées ou d'anticiper des développements déjà prévus... :-(
Le titre de Commodore m'avais "frappé" quand j'étais jeune et je m'étais imaginé que c'était une espèce de grade perso que le personnage s'était attribué.
Ca m'est resté.
Je compte faire un petit billet la semaine prochaine (en anglais) à partir de ce Perry justement.
As-tu lu des BD? J'avais découvert l'histoire de la guerre russo-japonaise de 1905 dans une bande intitulée Tom et Nelly, reporters du siècle (ils étaient supposés être 2 jeunes Américains), parue en 1957 et très bien documentée.
Je n'avais pas manqué d'être bluffé par ce qui m'avait semblé être une incroyable accélération de l'Histoire qui avait fait passer en un demi-siècle ce pays d'une société agricole quasi médiévale à une puissance industrielle relativement peu éloignée des puissances occidentales.
Non, je n'ai pas souvenir d'avoir lu Tom et Nelly, bien que ce nom me dise quelque chose.
J'ai vu aujourd'hui à côté du ciné MK2 Hautefeuilles des BD rétro en devanture, dont un certain Johnny qui serait l'ancêtre de Buck Danny que ça ne m'étonnerait pas.
A part ça, il me semble que les Japonais sont toujours des paysans dans l'âme, un peu comme nous avec notre secrète envie de carrés de jardin et de lopins de terre et nos présidents auvergnats. Ils mangent moins de riz, évidemment, comme nous on mange moins de pain.
Il se trouve aussi des McDo au Japon, mais ce qu'on y mange est assez différent, paraît-il. Même dans ce détail, les tropisme américain est plus reconnaissable chez nous.
Je me demande si le Japon "occidental", voire "américain" n'est pas un des clichés les plus tenaces qui soient.
Pour ce qui est de la société agricole quasi médiévale, ça me paraît inexact. Au Japon (et en Chine), le fonctionnement de type capitalisme est au moins aussi ancien qu'ici, même s'il n'a pas pris les mêmes formes en l'absence d'une économie industrielle précoce.
Etchdi
"Je me demande si le Japon "occidental", voire "américain" n'est pas un des clichés les plus tenaces qui soient."
Le gouvernement américain de 45 jusqu'en 51 puis les nombreuses bases américaines sur place doivent y être pour beaucoup.
De plus, la visibilité mondiale du pays est contemporaine de son occupation par les Américains.
"Pour ce qui est de la société agricole quasi médiévale, ça me paraît inexact"
J'opposais la société agricole à la société industrielle (du point de vue technique) non pas du point de vue économique (mode de création et répartition des richesses).
Mais je me range à ton exposition...
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